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ToggleEt si les révoltes de demain n’étaient plus des guérillas désorganisées, mais des mouvements ultra-coordonnés, alimentés par la technologie ?
Que serait devenu un mouvement comme celui des Gilets Jaunes avec, pour armes, la maîtrise instantanée du combat, de la logistique, de la tactique ?
C’est ce que propose d’imaginer le scénario « Face à l’Hydre », issu du projet Ces guerres qui nous attendent (2030–2060), porté par la Red Team Défense. Une fiction stratégique, troublante par sa lucidité autant que par sa radicalité.
Je vous propose ici quelques réflexions personnelles suite à cette lecture.
Points clés :
Un implant cérébral transforme les civils en soldats instantanés.
La guerre devient décentralisée, fluide, sans chef ni uniforme.
Le savoir se télécharge… mais sans vécu, que vaut-il vraiment ?
La rationalité poussée à l’extrême court-circuite le jugement humain.
L’individu se dissout dans un collectif symbiotique : à quel prix ?
Une fiction qui nous oblige à penser ce que la technique tente de contourner.
Fiction militaire ou anticipation lucide ?
La Red Team Défense : penser l’impensable
Et si la guerre de demain n’avait plus besoin d’uniformes, ni de lignes de front ?
C’est ce que tente d’explorer la Red Team Défense, un collectif français atypique réunissant auteurs de science-fiction, militaires et chercheurs en sciences humaines, à l’initiative du ministère des Armées.
Leur mission : imaginer des scénarios extrêmes, parfois dérangeants, mais toujours crédibles, pour aider les décideurs à anticiper des formes de conflits novatrices. Une science-fiction stratégique, non pas pour rêver, mais pour penser l’impensable.
Le scénario Face à l’Hydre, issu de la saison 3 de la série, en est un exemple particulièrement percutant. Dans ce futur proche, un simple implant neuronal, l’Eshu, permet à n’importe quel civil de devenir un combattant compétent en quelques secondes. Le savoir militaire devient un « plugin », une carte mentale à insérer. L’armée, autrefois structurée, hiérarchisée, devient liquide, décentralisée, anonyme. La guerre n’est plus l’affaire d’une élite formée, mais de chaque citoyen.
Une fiction qui nous force à repenser le présent
La Red Team Défense ne cherche pas à prédire l’avenir, mais à créer des objets mentaux perturbateurs (ce qu’on appelle des « wild cards » en prospective), capables de forcer les institutions à sortir de scénarios linéaires.
Le but : stimuler la réflexion stratégique, bousculer les certitudes, et ouvrir des débats longtemps repoussés, voire tabous. C’est aussi une réponse à l’évolution des menaces contemporaines (guerres hybrides, cyberattaques, influence cognitive, désinformation algorithmique) pour lesquelles les doctrines actuelles sont souvent obsolètes.
L’intérêt ici n’est pas seulement militaire. Il est anthropologique, philosophique, social.
Que devient une société où chaque citoyen est un soldat potentiel ?
Quelles nouvelles alliances peuvent naître dans un monde où les compétences se partagent comme des fichiers ?
Et surtout : à quoi ressemblera la décision collective dans un monde où la technologie permet tout, mais n’indique pas le sens ?
L’Eshu : un implant cérébral qui peut transformer chaque citoyen en soldat
Le savoir comme plug-in : mirage ou menace ?
Et si le rêve millénaire d’accéder au savoir sans effort devenait réalité, mais au service de la guerre ?
Dans Face à l’Hydre, tout repose sur un implant cérébral, l’Eshu, qui permet de télécharger instantanément des compétences opérationnelles. Chirurgie de guerre, piratage de systèmes, pilotage de drones, combat tactique : avec l’Eshu tout est possible.
Le citoyen lambda devient un combattant performant, sans entraînement ni hiérarchie. Une sorte de démocratisation extrême des savoir-faire.
De la société civile à l’armée liquide : la fin du soldat traditionnel ?
Cette militarisation des civils n’est pas une simple fantaisie futuriste. Elle s’inscrit dans une tendance de fond : la dilution progressive des frontières entre guerre et société.
Déjà, les conflits contemporains font appel à des hackers, des influenceurs, des civils organisés en collectifs informels. Ici, la science-fiction pousse le curseur jusqu’au bout : femmes, enfants, anciens, tous deviennent des cellules activables d’un corps de défense diffus. Un fantasme pour les mouvements insurrectionnels, une angoisse pour les États ! En tout cas, une transformation radicale de la notion même de soldat.
Les limites du savoir désincarné
Mais au-delà de la question militaire, ce scénario interroge notre rapport au savoir.
Peut-on réellement assimiler une compétence complexe en dehors de toute expérience vécue ?
Est-ce encore du savoir, ou simplement de la simulation d’efficacité ?
Les pédagogues le rappellent depuis longtemps : le savoir ne s’imprime pas comme un logiciel, il se construit dans le temps, dans le doute, dans le corps. Des auteurs comme John Dewey ou David Kolb ont souligné l’importance de l’apprentissage expérientiel : c’est par l’action que l’on intègre, que l’on transforme. Un savoir sans vécu reste fragile, désincarné, manipulable.
Privatisation du savoir : l’arme invisible des puissants
Et que dire de la dépendance induite par l’Eshu ? Sans l’implant, les connaissances disparaissent. Plus de mémoire, plus d’autonomie. La connaissance devient une extension logicielle, réversible, contrôlable, potentiellement piratable.
Cela soulève une autre inquiétude : qui détient les cartes ? Qui décide de qui accède à quoi, et à quel moment ?
On touche ici à un point central : dans cette guerre du futur, le contrôle du savoir devient une arme, et la privatisation de la connaissance une nouvelle forme de pouvoir.
Entre savoir et décision : faut-il être rationnel pour bien agir ?
Connaître n’est pas décider : la faille de l’efficacité sans recul
Si l’Eshu donne accès à une compétence, donne-t-il pour autant les moyens de bien l’utiliser ? Cette question, en apparence simple, ouvre une brèche vertigineuse. Ici, on ne se forme plus : on télécharge. On ne raisonne plus : on exécute. Or toute décision, surtout en situation de conflit, ne se réduit pas à un algorithme. Connaître n’est pas décider.
Décider, ce n’est pas exécuter : les 4 dimensions de la prise de décision
La philosophie de la décision, de Jonas à Ricoeur, en passant par la psychologie contemporaine (Kahneman, Tversky, Gigerenzer), montre que la bonne décision ne repose jamais sur la connaissance seule. Elle conjugue au moins quatre dimensions :
👉 des savoirs valides, théoriques ou pratiques,
👉 une lecture du contexte, toujours singulier,
👉 un système de valeurs, explicites ou non,
👉 et des ressources non rationnelles : intuition, affect, mémoire vécue.
Quand la technique court-circuite le sujet
Dans ce scénario, le sujet est en quelque sorte court-circuité par le système.
L’Eshu fournit les connaissances, mais il ne transmet ni le recul, ni le jugement, ni la capacité à intégrer l’incertitude. Il équipe, il outille, mais il ne pense pas à la place.
Et c’est là que réside la faille : avoir le savoir-faire ne signifie pas savoir quoi faire. Bien que les protocoles soient indispensables pour structurer l’action en temps de guerre, la décision humaine ne s’y résume pas. Elle s’enracine dans un contexte, s’imprègne d’émotions, d’histoire personnelle, de valeurs et de conflits intérieurs. Car même dans l’extrême rationalisation de la guerre, l’humain demeure au cœur des choix.
Désactiver les émotions : un humain encore libre ?
On pourrait même aller plus loin que le scénario, en imaginant que certains implants soient dotés de modules inhibiteurs d’émotions. Un « stabilisateur de personnalité », activé temporairement pour optimiser l’exécution tactique, oter peur, compassion, hésitation. Une manière de supprimer les parasites… Une efficacité mais à quel prix ? Que reste-t-il alors de l’individu ? De sa liberté ? De sa dignité ?
Rationalité ou humanité : faut-il choisir ?
Ce que cette fiction met crûment en lumière, c’est la tension irréductible entre efficacité opérationnelle et subjectivité humaine. Dans un monde où l’optimisation prime, la rationalité seule devient une tentation totalitaire. Mais une société qui ne laisse plus de place à l’imperfection, au doute, à l’erreur, à l’hésitation, reste-t-elle encore humaine ? Ou bien glisse-t-elle lentement vers une forme de post-humanité robotisée, volatile et déresponsabilisée ?
Collectifs connectés, individualités dissoutes ?
Une armée sans chefs : la guerre liquide
Dans Face à l’Hydre, il n’y a plus de commandement central, plus de structure pyramidale. L’armée du futur n’est ni une institution, ni un corps discipliné, mais une intelligence collective fluide, mouvante, décentralisée. Une foule connectée par l’implant Eshu, opérant sans chef visible, mais d’une efficacité redoutable. Comme si la guerre s’était dissoute dans la société entière. On ne donne plus d’ordres : on réagit, ensemble, en temps réel.
Horizontalité radicale : puissance ou illusion du collectif ?
Cela évoque les mouvements sociaux distribués qu’on a déjà vus émerger dans le monde réel comme dernièrement les Gilets Jaunes. Pas de leaders, en tout cas au départ, mais une puissance d’agir. Une horizontalité brute.
Alors, derrière cette puissance du collectif poussée à son paroxysme via l’Eshu, une autre question se profile : que devient l’individu dans un collectif symbiotique ?
Fusion des subjectivités : la tentation symbiotique
Avec l’évolution de l’Eshu, la communication entre augmentés devient totale. Le groupe pense presque comme un seul organisme. Plus qu’un réseau, c’est une conscience partagée… Une fusion temporaire des subjectivités ?
On pourrait supposer que cette expérience de lien radical donne une dimension de transcendance : appartenir pleinement, vibrer avec les autres, être « dedans », connecté, agissant. Sacré antidote au vide contemporain !
Un antidote au vide existentiel ?
Car ce vide est bien là. Celui d’un monde saturé d’informations, de savoirs disponibles en un clic, mais où le sens se fait de plus en plus rare.
Le collectif symbiotique imaginé dans ce scénario vient alors répondre à une absence actuelle réelle : le manque d’un « grand récit », d’un au-delà du moi, d’un point d’ancrage qui dépasse l’individu isolé.
« Quand les hommes cessent de croire en Dieu, ils ne croient pas en rien, ils croient en n’importe quoi. »
G.K. Chesterton
Le FOMO (fear of missing out) cède la place au FOBO : fear of being out.
Quelle trouvaille !
On passe ici de l’avoir à l’être. Dans ce monde fictionnel, la croyance ne passe plus par un dieu ou une idéologie, mais par l’expérience fusionnelle du collectif augmenté. On n’agit plus pour exister individuellement dans la société, mais pour être incorporé dans la dynamique du groupe. Le besoin d’appartenance, si déterminant à l’adolescence, et qui continue de questionner les adultes dans leur identité propre tout au long de leur vie personnelle ou professionnelle, devient ici un impératif existentiel. Être « hors-réseau », c’est perdre son rôle, sa fonction, son sens.
Dissolution du "je" : un prix à payer pour la cohésion ?
Mais cette transcendance par le collectif a un revers : où se loge encore la singularité ? Peut-on encore penser à contre-courant, désobéir, ralentir, remettre en question, être disruptif ?
Que devient l’altérité dans un système où tout est symbiotique ?
Dans ce futur, l’efficacité du groupe pourrait bien se construire sur la dissolution du « je ». Une guerre sans hiérarchie, une société sans conflit apparent, mais sans écart possible. On frôle ici une forme douce de totalitarisme numérique : l’union non plus imposée par la force, mais par l’immanence du lien. Un monde où la fusion fait taire la dissension.
L’humanité comme enjeu stratégique : ce que la fiction nous force à interroger
La technique ne remplace pas le sens
Ce que ce scénario nous oblige à regarder en face, ce n’est pas seulement le futur de la guerre. C’est le futur de l’humain, tel qu’il pourrait être façonné par nos fantasmes d’efficacité, nos peurs sécuritaires et notre fascination technologique.
L’Eshu ne répond pas à la question : « Pourquoi me battre ? », « Pour qui mourir ? ». Il ne donne pas de sens, il donne des moyens. C’est une boîte à outils. Mais on le sait bien : le sacrifice, le courage, l’engagement, ne naissent pas d’un téléchargement. Ils naissent d’un récit, d’une mémoire, d’un lien vécu. La technologie ne peut qu’en être le vecteur, jamais l’origine.
Et notons que dans ce monde d’hyper-connexion augmentée, la parole n’est pas abolie. La diplomatie, la négociation, ont toujours leur place.
Ce que la machine ne saura jamais décider pour nous
Ce que cette fiction éclaire, c’est notre vulnérabilité contemporaine : la tentation de déléguer à la machine ce que nous n’osons plus trancher humainement. La guerre liquide, sans uniforme ni ordre clair, interroge nos modèles de responsabilité, nos régimes d’autorité, notre désir d’autonomie.
Mais surtout, elle agit comme un miroir déformant de notre époque : elle montre ce que nous risquons de devenir si nous laissons nos outils penser à notre place.
Car la fiction a ce pouvoir rare : créer des réalités qui obligent à penser, pour mieux choisir celles que nous voulons réellement faire advenir.
📚Sources :
- Face à l’Hydre, issu de la saison 3 du programme de prospective militaire Ces guerres qui nous attendent (2030–2060), conçu par la Red Team Défense (Ministère des Armées).
John Dewey, Démocratie et éducation
David Kolb, Experiential Learning: Experience as the Source of Learning and Development
Daniel Kahneman, Amos Tversky, Travaux sur les biais cognitifs et la prise de décision
Hans Jonas, Le Principe responsabilité
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre