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ToggleVous savez, lire un livre de Murakami me fait cet effet : tout d’abord il me remplit de beauté, de réflexions, mais aussi de ces milles petites sensations que l’on a quand on rencontre un coup de foudre. Tous ces petits picotements dans le corps, cette attente insupportable, celle de la prochaine rencontre, ici la prochaine lecture.
Alors j’ai commencé ce livre : La cité aux murs incertains.
Avec ce frisson : cela fait quelques années que nous ne nous sommes pas revus, est-ce que tu as changé ? Vais-je retrouver chez toi l’idée que j’ai gardée et peaufinée tout au long de ces années sans pouvoir de nouveau feuilleter quelques pages ? J’avais peur d’être déçue et de ne pas retrouver cet éclat qui m’avait tant marquée à la lecture de Kafka sur le Rivage.
Pourtant, et bizarrement, je ne garde pas vraiment de souvenirs clairs des lectures de Murakami. Je suis incapable d’en raconter l’histoire.
Je ressors de ces livres avec une empreinte certaine qui m’accompagne et me travaille pendant des semaines et des années, mais l’image que j’en reconstitue est faite d’une constellation d’éléments anodins, qui ne suffisent pas à raconter.
En fait, la sensation qui m’habite, c’est exactement celle qu’un rêve peut laisser le matin au réveil.
On croit le tenir dans sa narration précise, avec tous les détails, mais plus on cherche à le restituer plus il nous échappe. Pourtant, on sait que ce qui a eu lieu en nous est important. On sait que c’était unique et que c’est impossible à reproduire : nous ne le revivrons jamais.
A la manière d’un écho, cette lecture est déjà en train de créer ses propres ricochets dans mon intérieur, de créer de nouvelles formes, qui n’appartiennent plus tout à fait à ce livre et qui pourtant ne m’appartiennent pas encore tout à fait non plus.
Alors que me reste-t-il de ce livre de Murakami ?
C’est en essayant de ne pas trop m’éveiller de cette lecture que je vous en transmets ici quelques impressions qui résonnent encore en moi, et qui vous donneront, j’espère envie de le lire.
Le premier amour et le mythe de l'androgyne
« Ce que j’essaie de dire c’est ceci : quand on fait l’expérience d’un amour pur, sans mélange, une part de votre coeur se retrouve irradiée, pour ainsi dire. En un sens elle a été consumée. Surtout quand cet amour lui a été arraché, pour une raison quelconque. Un amour de ce genre est à la fois la bénédiction suprême et la malédiction la plus tragique pour qui en est atteint.
Comprenez-vous ce que je veux dire ? »
Pour qui a vécu ce premier amour à l’adolescence, à l’heure où l’on cherche désespérément une âme sœur qui complètera la nôtre, le déchirement de ces ruptures marque effectivement le cœur intensément.
Quoi qu’on en dise, quoi qu’on en pense en tant qu’adulte, les adolescents d’aujourd’hui, celui que vous étiez hier, ressentent bel et bien tout le drame de cet attachement quand il se rompt.
C’est pourquoi certains passent leur vie à revisiter sous toute ces formes le fameux mythe de l’androgyne de Platon, qui énonçait ceci.
À l’origine, il existait trois genres humains : le masculin, le féminin et l’androgyne.
Ces derniers étaient des sphères avec 4 bras, 4 jambes, deux visages, etc. Leur forme ronde rappelait leur origine céleste. Ils étaient puissants, et eurent l’ire de défier les dieux.
Pour les punir Zeus décida de les couper en deux : les séparant en un individu masculin d’une part, et un individu féminin d’autre part. Mais que se passe-t-il donc après un tel arrachement ?
Et bien chaque moitié est condamnée à rechercher sa partie manquante, impatiente de retrouver cette complétude originelle, pour enfin fusionner de nouveau avec sa moitié perdue. L’amour naitrait de ce désir de retrouver son être intégral.
Dans le livre, le thème de la complétude de l’être va bien au-delà de ce premier amour adolescent, il se poursuit dans le souvenir, dans l’attente et l’espoir de le revoir un jour. Pourtant, les années passent et le narrateur n’est pas dupe. Il assiste aux changements physiques, à la maturation de sa psychée. Il sait, rationnellement, que retrouver cet amour est impossible. Car l’amour dont on parle est figé dans un temps qui n’existe plus…
… Sauf à trouver un lieu où le temps s’est lui même figé !
« C’était comme si des milliers de fils invisibles reliaient délicatement ton corps à mon cœur »
Une solitude peut être peuplée par l'attente
» Personne n’aime être seul, ai-je répondu. Vraisemblablement nulle part. Nous désirons tous quelque chose ou quelqu’un. Simplement ce que chacun de nous en attend est différent. »
L’attente peut durer toute une vie. Et alors, que pense-t-on lorsqu’on se retourne sur ces espérances ?
Sont-ce des espérances déçues ? Ou le simple fait d’attendre peut-il remplir une vie ?
Certains sont contemplatifs et il leur suffit d’assister à la beauté du monde pour atteindre ce sentiment de complétude.
D’autres ont besoin d’objectifs, de projets pour sentir une sorte de progression dans la vie, en tout cas pour avoir l’impression d’avancer, même si cela façonne peut-être une autre sorte d’illusion.
C’est avec son ombre que le narrateur pourra le plus parler de ce qu’il vit, de ce qu’il est. Qui est le plus légitime dans ce monde ? Soi-même ? Son ombre ?
Ne dit-on pas que l’on devient « l’ombre de soi-même » quand on passe à côté de ses désirs et de ses aspirations ?
Mais ici, dans ce roman, « je est effectivement un autre », avec parfois l’impossibilité de savoir qui, de l’ombre ou de l’être, est finalement le véritable soi.
Une trace prosaïque de ce roman sera certainement que je regarderai mon ombre d’une autre manière maintenant ! Elle aura pris avec cette lecture… une certaine épaisseur.
Alors me reste une question.
La solitude, que chacun de nous expérimente plus ou moins contre son gré, est-elle le dernier refuge de l’espoir, quand toutes les attentes d’une vie ont été déçues ou sapées ?
Est-elle ce qui nous reste de plus précieux, si nous avons su la peupler de totems, de symboles ou de représentations qui savent nous éveiller et nous relier à ce qui nous rend encore vivant ?
La vie est une succession de portes dont nous ne possédons jamais les clés
« Je me suis dit alors qu’il y avait sans doute plus d’une réalité. Que chacun de nous était obligé de faire son choix parmi d’autres dans ce qui se présentait comme le réel. »
Qu’est-ce qui est réel et qu’est-ce qui ne l’est pas ?
Est-ce à moi de choisir le réel qui me convient ?
Cette question, on peut bien-sûr l’aborder pragmatiquement sous l’aspect psychiatrique.
Mais ici il s’agit plus d’une question existentielle. Car le réel que je choisis sera mon cadre de vie pour les années à venir. Si je ne choisis pas, aurai-je l’impression de tout le temps être à côté, pas à ma place ?
Peut-être que les courants récents de méditation pleine conscience et la laïcisation de préceptes bouddhiques nous ont rendu plus sensibles au fait de « profiter du moment présent ».
Ce que nous lisons ici c’est le déroulement de vies ordinaires, qui finalement touchent malgré elle à l’extraordinaire. Il surgit, sans que nous le voulions.
Pour le meilleur quand il donne des possibilités que l’on n’aurait jamais pu imaginer.
Pour le pire quand il nous retire le bonheur, la vitalité, le désir.
Alors oui, nous sommes tous détenteurs de trousseaux de clés… plus ou moins bien fournis. Nous ne savons d’ailleurs pas vraiment quelles portes ces clés ont la capacité d’ouvrir ou de fermer à tout jamais. Mais ce que nous oublions souvent, c’est que nous ne sommes que les locataires de ce trousseau de clés.
Sans préavis, il peut nous être retiré. Il n’y a aucune règle du jeu. Aucun recours. Juste parfois l’inacceptable, l’incompréhensible.
Pourtant, notre esprit reste une machine à donner du sens.
Du sens à tout, et même parfois à ce qui n’en a pas.
Cela nous donne l’impression de maîtriser un peu l’inconcevable. De traverser la vie de manière plus apaisée.
Mais ne nous y trompons pas, nous sommes des hôtes ici bas, et notre parcours sera, sans aucun doute, jonché de petits rappels douloureux de cela.
Et si c'était son dernier livre ?
Dans la post-face, Haruki Murakami nous livre quelques éléments de son parcours d’écriture et comment il a pu se libérer de cette histoire qui avait fini par être cette « arête coincée au fond de sa gorge ».
Cela nous rappelle que l’écriture est pour lui salvatrice, peut-être réparatrice, mais en tout cas un facteur de sublimation. Cette transformation par laquelle une arête coincée dans la gorge devient un message, mais aussi un cadeau pour nous, ses lecteurs.
A l’heure où j’écris ces lignes, Haruki Murakami a 76 ans. Il y a eu 7 ans entre son dernier livre et celui-ci.
Aussi, je n’ai pu m’empêcher de me demander : le retrouverai-je encore ?
Alors je me suis souvenu d’une personne qui m’avait raconté être fan de Queen. On aurait pu dire qu’il avait trouvé en Queen de quoi se compléter et retrouver son androgyne originel au niveau musical ! Queen ne produisant plus d’album, il aurait pu partir à la découverte de ce groupe de manière boulimique, et tout consommer d’un coup.
Mais non. Il a choisi de ne pas tout écouter. Parce que c’est un tel plaisir pour lui, un moment si précieux, qu’il vaut la peine d’être dégusté.
Et au-delà du plaisir, cela semble remplir sa vie (ou sa solitude ?) d’une dimension presque transcendante. Alors il a décidé d’écouter un nouveau morceau de temps en temps, pour se laisser la possibilité d’avoir de nouveau la surprise de sa trouvaille, et s’en émerveiller.
Quand j’ai découvert les livres de Murakami, j’ai voulu lire encore et encore. Et puis j’ai dû attendre le livre suivant. C’était dur, presque douloureux.
Maintenant, peut-être parce que je suis devenu un être plus mature, (enfin je l’espère !), je sais ce que ces livres représentent pour moi.
Il m’en reste encore un à découvrir et quelques nouvelles peut-être deux ou trois. Murakami est devenu mon Queen à moi en quelque sorte.
Et oui, cette attente va peupler ma solitude de promesses, d’aspirations, de nostalgie et de la possibilité, qu’encore une fois, je fasse ce rêve éveillé.